......Il était un temps où la terre n'appartenait pas aux hommes, mais où ceux-ci en étaient seulement les invités tolérés ou les dépositaires respectueux,
un temps où les paysages n'étaient pas des paysages, un temps où les espaces ne se réduisaient pas à des territoires et les territoires à des cartes, un temps
où les arbres n'étaient pas seulement du bois, où les fleurs ne poussaient pas en massifs, un temps où l'herbe était folle, où les eaux étaient vives et où le vent était encore mutin. ......C'était le temps d'avant les cartographes, d'avant les géomètres, d'avant les météorologues. Le temps d'avant les architectes paysagistes, d'avant le génie civil et les ingénieurs des ponts et chaussées, d'avant les ingénieurs en développement et les théoriciens en économie, d'avant le remembrement et l'aménagement du territoire, d'avant la loi du littoral et le tourisme de masse, d'avant les vols Paris-Nouméa en 20 heures, d'avant l'Institut Géographique National, d'avant même Stanley et Livingstone, un temps d'avant Nicolas Hulot, d'avant les bornes kilométriques, d'avant les panneaux de signalisation routière et les douaniers. C'était le temps d'avant « j'en passe et des pires». Un temps sans longitude, ni latitude, ni altitude, sans courbes de niveau et sans boussole, sans GPS, ni balise ARGOS, sans satellite, ni station MIR. ...... C'était le temps des lutins et des gnomes, des fées et des sorcières, des fantômes et et des diables, des dragons, des licornes et austres monstres fabuleux, des animaux qui parlent et des bambous qui chantent, des pierres magiques et des philtres d'amour, des atlantes et des cyclopes, des tonnerres et des grands lézards, du mariage de la moule et du requin, du bruissement des morts dans les arbres, des ancêtres roussettes et notous, des oiseaux-augures et des rêves divinatoires. ......C'était le temps de la parole qui va droit au but, des mots qui engendrent des mondes, et des mondes enchâssés, tissés des correspondances secrètes de l'air et du feu, de la terre et de l'eau. C'était le temps des sacrifices et des prières, des échanges et des danses qui font trembler la terre. C'était le temps où la terre nourrissait l'homme et où l'homme nourrissait la terre. Le flot des paroles se mêlait au cours tumultueux des rivières de montagne et venait irriguer cultures et forêts d'une même pulsation sanguine. ......Je sais bien que la plupart des hommes d'aujourd'hui, ceux des grandes villes, des zones industrielles et des nations modernes ne croient plus à ce temps et aux êtres multiples qui le peuplent. Mais voici mille ans que je vis en terre kanak et que je fréquente les hommes qui savent encore lire la terre et écouter ses esprits. Je me suis mis à leur école, j'ai progressivement réappris à déchiffrer les sautillements du wapipi, le chant de la fauvette, le vol de la roussette au crépuscule... J'ai reposé mon pied nu sur le sol, je me suis tu et j'ai senti les palpitations de la terre et le tressaillement du lézard. Le temps est encore loin, je le sais, où je saurai trouver les mots qui me permettront de dire l'éblouissement du petit jour dans la chaîne et le murmure des luttins dans la forêt. ...... Mais je ne suis pas triste, je sais aujourd'hui que je ne chemine plus seul. Sur le chemin, j'ai été devancé par un aîné, un artiste, que dis-je un médecin, un vrai médecin, un docteur de l'âme, un homme rare qui dans le périmètre limité des ses toiles a réussi à réouvrir la porte des univers perdus. Il a nom Patrice Cujo. Et si nous savons lui faire une place dans nos musées personnels, peut-être serons-nous un jour guéris de nos impardonnables absences. ......Méthode thérapeutique simple. Regradez longuement une toile de Patrice Cujo. Puis quelques jours après, prenez une carte, allez sur le terrain, scrutez longuement le paysage, laissez celui-ci se prendre puis se dissoudre dans les mailles serrées des légendes et des vieux noms oubliés qu'on récite le soir au fond des cases du côté de Touho ou d'Efate, faites vagabonder votre esprit le long du rivage ou des berges des rivières puis remontez les lignes de crêtes jusqu'aux sommets nuageux, enfin reportez minutieusement vos errances sur la carte et regardez à nouveau. Regardez encore et encore. Quelque chose bouge, quelque chose a changé. Il n'y a plus de carte, il n'y a plus de paysage. Seulement une terre qui ré-émerge, des mondes qui s'extraient de la gangue de certitudes dans laquelle on les avait englués. Regardez, écoutez, sentez, touchez, goûtez, vivez... Les lutins et les gnomes, les fées et les sorcières, les atlantes et les cyclopes sont toujours là. Ils respirent dans le silence. Ils sont là. Ils peuplent la terre. Ils nous peuplent et nous font vivre. Ils sont nous lorsque nous assumons notre humanité. Merci, docteur............................. .....................................Patrice GODIN.....................................................(retour) |